Créer de nouvelles variétés pour l’agriculture biologique – quels sont les opportunités et défis à relever ?
La forte hausse de la demande en produits issus de l’agriculture biologique (AB) s’accompagne d’une augmentation importante des surfaces cultivées dédiées à ce type de pratiques agricoles en Europe (+25% entre 2020 et 2017). Or, si les agriculteurs Bio peuvent encore s’approvisionner en semences conventionnelles pour certaines espèces et sous certaines conditions, un durcissement de la réglementation est attendu avec la fin des dérogations d’ici 2035. Il devient donc urgent de produire des variétés qui respectent le cahier des charges de l’agriculture biologique, depuis la création variétale jusqu’à la production de semences. Qu’est-ce qui caractérise une variété adaptée à l’AB ? Quelles sont les techniques autorisées en création variétale pour l’AB ? Ces questions portent à la fois sur les programmes d’amélioration variétale et sur la réglementation du commerce des variétés. Pour y répondre, les acteurs de l’industrie semencière d’une part, et la commission européenne, d’autre part, investissent largement dans la recherche et l’expérimentation au travers de projets de grande ampleur.
La réglementation encourage la création de variétés spécifiques à l’AB
Le nouveau règlement européen 848/2018 pour la production biologique, paru le 30 mai 2018 et qui entrera en vigueur le 1er janvier 2021, annonce un durcissement des exigences sur l’origine et la nature des semences utilisées en agriculture biologique (AB). En particulier, s’il est encore actuellement possible d’utiliser des semences non biologiques en AB (en fonction des espèces et sous certaines conditions), le nouveau règlement prévoit la fin de ces dérogations en 2035.
Deux nouveautés en matière de variétés biologiques apparaissent : la possibilité d’inscrire des variétés mieux adaptées à l’AB, et celle de commercialiser des semences de « matériel hétérogène biologique ».
En particulier, le règlement 848/2018 rend impératif le développement de variétés dédiées à l’agriculture biologique dans des conditions de production biologique strictes, depuis la phase de sélection en création variétale jusqu’à la production des semences. Il devient donc nécessaire de revoir sous cet angle les méthodes actuellement utilisées dans les programmes d’amélioration variétale et de développer de nouvelles approches de sélection pour créer des variétés entièrement dédiées à l’AB. Cela crée de nouvelles opportunités mais aussi des défis importants pour les scientifiques et l’industrie semencière.
Qu’est-ce qui caractérise les semences Bio ?
Dans ce contexte, un séminaire, suivi d’une table ronde, a été organisé le 28 novembre 2019 par l’Université d’Almeria sur le thème de la création variétale pour la production de légumes en AB. L’objectif principal de ce séminaire était de clarifier les caractéristiques génétiques des semences potagères autorisées en agriculture biologique, et, en fonction de ces informations, mettre en évidence les objectifs que doivent viser les efforts de recherche dans les années à venir.
En introduction du séminaire, Cesar Gonzales, de l’association Euroseeds (qui compte comme membres 38 associations semencières et 40 entreprises du secteur de la semence en Europe), a présenté un état des lieux du secteur des semences biologiques en Europe. En particulier, d’après un sondage réalisé au sein des adhérents d’Euroseeds, la demande de semences biologiques est en forte progression, mais la disponibilité de ce type de semences est très variable d’une espèce à une autre.
Ce qui caractérise les semences biologiques c’est 1) d’avoir été produites en conditions d’AB, et 2) d’être issues de variétés qui ont été créées en respectant les barrières biologiques naturelles ; les semences de conservation et les variétés dites « amateur » sont donc également acceptées en AB.
De plus, la philosophie sous-jacente à l’agriculture biologique énonce des caractéristiques supplémentaires reposant sur 4 principes de base qui ont été présentés par Edith Lammerts van Bueren (Wageningen University and Research) :
1) Bien-être : les variétés adaptées à l’AB doivent être robustes, flexibles et dynamiques, capables de se reproduire naturellement dans des conditions qui respectent l’intégrité de la plante, dans des systèmes agro-écologiques durables, systèmes où la variabilité est utilisée à des fins de survie et d’amélioration continue ;
2) Écologie : la sélection doit exploiter la diversité locale pour que la variété biologique s’intègre de manière optimale dans un système écologique donné, autrement dit, la sélection doit favoriser l’adaptabilité locale de la variété ;
3) Équité : la création d’une variété biologique doit être réalisée dans le respect de la planète et des populations qui y vivent ;
4) Respect de la naturalité : la création d’une variété biologique doit viser l’efficacité et la productivité dans un cadre responsable et précautionneux, qui ne surmonte pas les barrières ou limites naturelles. Ainsi, d’après ce principe, toute technique qui ne respecterait pas des fonctionnements biologiques naturels existants au sein d’une espèce donnée devrait être exclue des programmes de création variétale pour l’AB.
Ces caractéristiques présentées sur les variétés adaptées à l’AB soulèvent deux grandes questions sur la création de ce type de variétés et leur commercialisation :
1) Quelles sont les technologies acceptées dans le processus de sélection pour la création d’une variété biologique ?
2) Quelle forme génétique peut avoir une variété adaptée à l’AB commercialisée ?
Quelles sont les techniques de sélection autorisées pour l’AB ?
Pour alimenter la réflexion sur les technologies, Teodoro Cardi du CREA (centre national de recherche italien pour l’agriculture) a présenté un panorama des techniques utilisées depuis la domestication des espèces végétales jusqu’aux technologies modernes qui facilitent et accélèrent la création de nouvelles variétés : la sélection classique qui exploite le processus naturel de la recombinaison génétique au cours de la méïose (création de variabilité au sein d’une espèce), la mutagénèse (génération accélérée de nouveaux allèles encore jamais observés), les techniques de sauvetage d’embryon et hybridation somatique (pour faciliter les hybridations entre groupes génétiques distants), les haplométhodes (pour accélérer l’obtention de génotypes homozygotes), les marqueurs moléculaires (pour le tri précoce de génotypes), la transgénèse et l’édition génomique (pour obtenir de nouveaux allèles ciblés), etc.
Le Règlement (UE) 2018/848 relatif à la production biologique et à l’étiquetage des produits biologiques donne la définition de ce qui est considéré comme un OGM : « un organisme génétiquement modifié, au sens de l’article 2, point 2), de la directive 2001/18/CE du Parlement européen et du Conseil, qui n’est pas obtenu par les techniques de modification génétique énumérées à l’annexe I.B de ladite directive », l’un des techniques énumérées à l’annexe I B de cette directive étant la mutagenèse. Or, le 7 février 2020, le Conseil d’État français somme le Gouvernement de se conformer à un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) datant du 25 juillet 2018 qui classe les « techniques de mutagenèse les plus récentes » dans la réglementation OGM. Cela concerne la mutagenèse dirigée mais aussi la mutagenèse aléatoire. Le Conseil d’État demande donc au Gouvernement de modifier le code de l’environnement en ce sens sous six mois et d’identifier les variétés obtenues par mutagenèse inscrites au catalogue officiel d’ici neuf mois. En pratique, cela pourra amener à retirer du catalogue les variétés qui n’ont pas fait l’objet de la procédure d’évaluation des risques applicable aux OGM et à en suspendre la culture.
Une des techniques autorisées en AB a été illustrée lors du séminaire par Marcel van Diemen, membre de l’association espagnole de sélectionneurs ANOVE et travaillant chez Vitalis (filiale d’Enza Zaden), engagée depuis 25 ans dans des programmes de création variétale pour l’AB chez les espèces potagères. Pour la création de variétés de courge biologiques, une première étape du programme a consisté à croiser les espèces Cucurbita ficifolia et Cucurbita maxima en utilisant la technique de sauvetage d’embryons. Les plantes fertiles ont été ensuite soumises à plusieurs tris successifs : marquage moléculaire ciblant des gènes d’intérêt, les tests de résistance à certaines maladies, mesures de la valeur nutritionnelle, vigueur de la plante, couleur et forme du fruit, goût, conservation post-récolte et rendement global.
Des programmes de recherche européens dédiés à la création variétale pour l’AB
En parallèle des travaux réalisés au sein des sociétés semencières, des programmes de recherche européens ont été financés en 2018 pour accélérer la création de variétés adaptées à l’AB chez différentes espèces, et notamment les espèces potagères. C’est le cas des projets BRESOV et LIVESEED, présentés lors du séminaire.
Le projet BRESOV se focalise sur trois espèces légumières économiquement importantes en Europe, la tomate, le haricot vert et le brocoli. Son objectif est de créer du matériel amélioré pour l’agriculture biologique chez ces trois espèces en utilisant des techniques traditionnelles de croisements, des outils avancés de séquençage et de génomique et par des évaluations des génotypes obtenus en conditions réelles sur le terrain. Une partie de ce projet est dédiée à l’amélioration de la production de semences de haute qualité par l’étude de certains paramètres de culture en conditions biologiques et par l’évaluation de produits et techniques de traitement de semences agréés en AB.
Le projet LIVESEED explore les techniques particulières d’agroforesterie et les connaissances qui émergent sur les interactions entre le microbiome du sol et la plante pour échafauder de nouveaux programmes de sélection en lupin, carotte, tomate, brocoli, pommier, et blé d’hiver. Les objectifs de sélection sont déterminés en fonction des besoins observés sur le marché de ces espèces. L’accent est mis sur le co-développement de variétés en concertation étroite avec les producteurs, scientifiques et distributeurs pour notamment promouvoir des variétés hétérogènes.
La commercialisation de matériel hétérogène est autorisé en AB
Le nouveau règlement Bio donne en effet la possibilité de commercialiser des semences de « matériel hétérogène biologique » selon la définition suivante : « un ensemble végétal d’un seul taxon botanique du rang le plus bas connu qui :
a) présente des caractéristiques phénotypiques communes ;
b) est caractérisé par une grande diversité génétique et phénotypique entre les différentes unités reproductives, si bien que cet ensemble végétal est représenté par le matériel dans son ensemble, et non par un petit nombre d’unités ;
c) n’est pas une variété au sens de l’article 5, paragraphe 2, du règlement (CE) n° 2100/94 du Conseil ;
d) n’est pas un mélange de variétés ;
e) a été produit conformément au présent règlement ». C’est-à-dire produit en conditions biologiques pour la dernière multiplication avant sa commercialisation, mais sans obligation de le sélectionner et de multiplier les premières générations en condition biologique.
Mais jusqu’à quel point une variété commercialisée peut-elle être hétérogène ?
Cette question a suscité la mise en place par la commission européenne d’une « expérimentation temporaire » qui sera lancée à partir du 30 juin 2021, et pour une durée de 7 ans maximum, afin de révéler concrètement les limites du lancement sur le marché de variétés hétérogènes pour la production biologique. En particulier, cette expérimentation aidera à définir les critères de description et les caractéristiques des variétés Bio testées. Elle aidera aussi à définir les conditions dans lesquelles les variétés biologiques adaptées à l’AB sont développées et produites à des fins de commercialisation.
Suite à cette expérimentation, de nouvelles règles seront établies sur le niveau d’uniformité minimal à garantir, a priori différent selon l’espèce considérée (nombre maximum de hors-types etc.). S’ensuivra très probablement une nouvelle définition de ce qu’est une variété biologique.
La croissance impressionnante du marché de l’AB depuis une dizaine d’années est en train de remettre en question les méthodes et techniques utilisées en agriculture depuis l’après-guerre, y compris les techniques plus modernes en amélioration des plantes. Ce bouleversement à la fois technologique et sociétal a des impacts sur la réglementation à l’échelon européen, allant jusqu’à la révision de la certification des semences pour leur commercialisation. Des changements de cap et des mises en place de nouvelles stratégies sont en particulier observées au sein de l’industrie semencière qui compte bien surfer sur cette nouvelle vague !
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